Pourquoi un livre “réalité” sur le quotidien des précaires devient-il un best-seller ? Réponse, plus que convaincante, dans le dernier ouvrage de Florence Aubenas.
Journaliste à Libération puis au Nouvel Observateur, la journaliste française née à Bruxelles en 1961 a connu une notoriété dont elle se serait bien passée en devenant l’otage, de janvier à juin 2005, de ravisseurs irakiens.
Elle était déjà l’auteur d’un livre aussi touchant que documenté sur l’affaire d’Outreau (La méprise – l’affaire d’Outreau, éditions du Seuil, 2005) et elle vient de signer un nouvel ouvrage unanimement salué par la critique : Quai de Ouistreham.
L’observatoire des médias ACRIMED, dans un de ces articles aussi sagaces que fouillés dont il est coutumier, analyse d’ailleurs ce succès médiatique, centré davantage sur la personne et le parcours de la journaliste que sur les vies anonymes qu’elle met au jour dans son enquête…
Mais précisément, quelles sont ces vies ? Et que nous révèlent-elles de la situation des travailleurs précaires en 2009, en plein déploiement d’une crise économique sans précédent ?
Pour écrire ce livre, Florence Aubenas a pris un congé sans solde auprès de sa rédaction et a loué une chambre meublée à Caen. Elle s’est mise – comme elle le dit elle-même – non dans la peau, mais dans la situation de ces hommes et de ces femmes à la situation fragile, à l’avenir toujours plus incertain. Elle a livré, pendant ces six mois une enquête digne de celles conduites inlassablement par un autre journaliste d’investigation célèbre : Günter Walraff.
Elle décide de mener la vie d’une de ces femmes sans qualification, ni atouts professionnels et de s’arrêter le jour où on lui proposera un CDI. Contrairement à Walraff, elle ne change pas de nom. Elle se teint en blonde et s’invente une biographie banale : femme d’un garagiste qui l’a “entretenue” pendant 20 ans, elle se retrouve sans ressource au lendemain de la rupture et doit trouver rapidement une source de revenus. Lorsqu’on s’étonne devant ce nom célèbre, elle prétexte l’homonymie et cela passe, personne – sauf une femme qui gardera le secret jusqu’au bout – ne s’empresse de reconnaître dans cette femme éprouvée une journaliste vedette d’un grand hebdomadaire français.
Ce que Florence Aubenas nous raconte dans cette enquête, ce ne sont pas des drames épouvantables, des ruptures grandioses ou des aventures grandguignolesques dignes de figurer chez un Zola du XXIe siècle. Non. C’est sans doute plus terrible encore. Car ce qu’elle nous dévoile au long de ces pages prenantes, captivantes, ce sont des vies en miettes, des bouts d’existence qui s’effilochent et se racomodent au gré des petits boulots, de la débrouille et de l’espoir sans cesse contrarié d’un lendemain plus stable.
C’est d’abord la confrontation avec les agences d’interim, qui n’ont rien à proposer à quelqu’un qui ne peut prouver ni formation ni expérience. C’est Pôle Emploi – la nouvelle dénomination des services du chômage en France suite à la Fusion de l’ANPE et des ASSEDIC – et son cortège de formalités, sa bureaucratie labyrinthique, ses conseillers dépassés par les exigences du chiffre, les obligations vides de sens faites aux demandeurs d’emploi de participer à des stages ou des formations au contenu plus creux que leurs intitulés, aux séances d’information sans information, aux imprimantes systématiquement en panne… Ce sont ces chômeurs désespérés qui s’abandonnent de plus en plus souvent à la violence envers le personnel.
C’est un bassin industriel sinistré par les crises et les délocalisations sucessives : Moulinex, dont les travailleuses formaient une sorte d’aristocratie ouvrière, la métallurgie dont les autorités locales n’ont de cesse de rayer les vestiges du paysage, Ouistreham dont le canal vers le port n’a jamais tenu les promesses de prospérité qu’il portait dès l’origine…
Ce sont surtout des hommes et des femmes qui déploient une énergie et une vitalité hors du commun pour mettre bout à bout des heures interminables de travail et de déplacements mal payés, sans jamais obtenir le rêve pourtant dérisoire qui les anime : un travail à temps plein.
Florence croise le destin de Victoria, une ancienne syndicaliste qui dévoile au détours de conversations chaleureuses le mépris dans lequel leurs compagnons de lutte masculin considéraient ces femmes de ménage. Elle rencontre Philippe, dont l’oeil mort vaut quelques points aux employeurs qui souhaiteraient l’embaucher et qui accompagnera Florence tout au long de ses pérégrinations dans le Tracteur, une voiture essoufflée prêtée par une amie de Victoria. Elle croise aussi Marilou, qui enchaîne chantier sur chantier dans une sarabande infernale de trajets et d’heures supplémentaires non payées. Il y a Mauricette, qui tient d’une main de fer l’équipe de nettoyage du Ferry de Ouistreham. Il y a Françoise qui, contre toute attente, sera celle qui lui proposera le CDI qui mettra fin à son enquête… Et tant d’autres encore, que je ne veux pas dévoiler ici, tant ce livre se dévore comme le roman vrai de toute une classe de nouveaux travailleurs pauvres qui galèrent juste pour ne pas sombrer…
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de la fragilisation d’une classe entière de travailleurs appauvri par le bouleversement des structures de l’emploi. Georges Friedmann avait publiéen 1956 un ouvrage intitulé Le travail en miettes, devenu depuis un classique de la sociologie du travail, dans lequel il exposait l’atomisation du travail et la perte de sens qui en résultait pour les travailleurs. En lisant le livre de Florence Aubenas, j’ai l’impression de découvrir des vies en miettes, dans lesquelles les protagonistes tentent désespérément de tisser en une trame cohérente une vie privée atomisée et une multitude d’expédients : petits boulots plus ou moins déclarés, contrats de quelques heures par semaines voire par jour, interim, remplacements, etc. Tout cela sous la pression d’entreprises en concurrence féroce, aux exigences de plus en plus aigües face à la crise… Ce qui nous est décrit là est moins l’épuisement par excès de travail – comme dans les romans du XIXe siècle – que par la recherche de possibilités de survie dans un monde du travail de moins en moins lisible. Les normes ne sont plus respectées, y compris par les employés de Pôle Emploi, qui craignent une baisse des offres dans leur région et donc des sanctions. Les évènements se succèdent comme autant d’éléments d’un destin non compris, non maîtrisé : les ouvrières se demandent si elles peuvent vraiment utiliser l’allocation spéciale qui leur a été versée. Elles ne savent pas qui en est à l’origine : le gouvernement, les ASSEDICS, la caisse d’allocations familiales ? S’agit-il d’une erreur ? Va-t-on la leur réclamer ?
De même pour la crise. Comment interpréter ce tremblement de terre économique ? Est-ce naturel ? Est-ce réel ? Ou s’agit-il d’une Nième ruse des patrons ou du gouvernements pour payer les ouvriers moins chers ?
Au travers du livre de Florence Aubenas, ce qui me frappe, c’est la généralisation ce que Robert Castel appelait la désaffiliation. On n’est pas totalement exclu de la société, on y survit tant bien que mal. Mais on n’en comprend plus les mécanismes de base, on ne s’y sent plus partie prenante. On n’y perçoit plus sa place. Et donc on en subit les mouvements en tentant d’y surnager.
Dans les ouvrage de Robert Castel, ce sont des personnes exclues du monde du travail qui connaissaient ce phénomène. Ici, c’est une nouvelle classe de travailleurs pauvres qui en fait l’expérience. Personnellement, je trouve cela plutôt inquiétant. Car comment continuer à faire société avec des personnes dont la vie atomisée ne se rattache plus que sporadiquement à la vie sociale ? Bien qu’elles contribuent, par leur travail précaire et socialement non reconnu, à la prospérité de cette même société ?